Lee Ungno (1904-1989) est l’un des peintres asiatiques les plus importants du XXe siècle en raison de son rôle pionnier dans la fondation d’un art coréen contemporain, de sa participation au mouvement de l'art informel en France ainsi que de son enseignement de la peinture à l’encre qui inspira plusieurs générations d’artistes.
Le musée Cernuschi, qui possède dans ses collections cent-trente œuvres réalisées par Lee Ungno entre 1954 et 1989, a donc naturellement souhaité rappeler la place qui revient à cet artiste dans l'histoire des arts français et extrême-oriental.
Ce parcours thématique, sous forme d'un aperçu de l'exposition "Lee Ungno, l'homme des foules" organisée du 9 juin au 19 novembre 2017, se veut une introduction à l’œuvre complexe et foisonnante de ce créateur autant qu'une incitation à en apprendre plus sur l'homme et son œuvre.
Après une première carrière jalonnée de succès, Lee Ungno, né en 1904, se mue en artiste d’avant-garde à partir de la fin de la colonisation japonaise en 1945 et rejette petit à petit les codes traditionnels de la peinture lettrée et du Nihonga, grâce auxquels il avait pourtant obtenu la reconnaissance de ses pairs. Il privilégie dorénavant un style expressif, volontiers teinté d’une gouaille satirique et caractérisé par une autonomisation progressive du trait. Conforté par l’exemple des scènes artistiques américaines et françaises, il élabore sur cette base un vocabulaire de plus en plus abstrait et rompt, après son départ pour l’Europe en 1958, avec la figuration. Les collages de papiers déchirés, réalisés au début des années 1960, constituent l’aboutissement de ce processus et intègrent définitivement Lee Ungno à la scène artistique française et internationale.
De l’artiste traditionnel au peintre contemporain
Œuvres
Vieil Homme et oiseau (노인과 새)
Temple (절, 寺)
Composition (구성)
En 1964, Lee Ungno fonde à Paris une Académie dédiée à la transmission des techniques de peinture orientale à un public français. Parrainée par plusieurs artistes occidentaux et asiatiques, tels Pierre Soulages, Hans Hartung, Fujita, Zhang Daqian ou Zao Wou-ki, par des critiques d’art et par le directeur du musée Cernuschi, la création de cette institution satisfait à la fois un public amateur friand d’exotisme et des acteurs du monde artistique intéressés par les convergences entre l’art d’Extrême-Orient et l’école de Paris. L’enseignement de Lee Ungno repose sur la maîtrise technique des outils de la peinture à l’encre et sur un rapport dialogique avec la nature laissant une large place à la réélaboration subjective de cette dernière afin de délivrer, par des moyens traditionnels, une vision personnelle adaptée aux sensibilités contemporaines.
L’académie de peinture orientale de Paris
Œuvres
Singes (원숭이, 猴)
Cheval (말, 馬)
Oiseaux (새, 鳥)
La calligraphie, considérée en Extrême-Orient comme le premier des arts, tient une place de premier plan dans les processus créatifs de Lee Ungno. Dans un premier temps cantonnée aux inscriptions portées sur les peintures de bambous, de pruniers ou d’orchidées de Lee Ungno, elle devient l’objet principal de sa réflexion plastique dans certaines œuvres des années 1950. Dès cette époque, l’ambiguïté du caractère chinois, entre pictogramme et idéogramme, est mise à profit dans des jeux formels qui le muent en signe figuratif afin d’en redoubler le sens. A l’inverse, les œuvres des deux décennies suivantes se caractérisent par l’emploi de motifs et de compositions dérivés de la calligraphie, mais dépourvus du moindre signifié clair. Dans un mouvement de balancier entre abstraction et figuration, caractéristique de l’œuvre de Lee Ungno, réapparaissent toutefois ponctuellement dans ces travaux des pictogrammes. Cette perception du signe écrit comme matière plastique nourrit jusqu’aux calligraphies les plus classiques de Lee Ungno, parfois soumises à des stylisations qui en obèrent la lisibilité.
La calligraphie comme source d’abstraction
Œuvres
Calligraphie (산, 産)
Calligraphie (몽선, 夢仙)
Composition (구성)
Lee Ungno obtient ses premiers succès dans les années 1920 et 1930 grâce à ses peintures de bambous, régulièrement exposées dans le salon officiel fondé par les autorités coloniales. Cette spécialisation, sensible également dans le pseudonyme employé de 1924 à 1933, « le gentilhomme des bambous », s’inscrit dans la continuation d’une peinture lettrée coréenne pluriséculaire et témoigne du magistère sur Lee Ungno de Kim Gyujin, spécialiste réputé de ce genre pictural. Si les études au Japon amènent Lee Ungno à diversifier ses sujets et à prendre de la distance vis-à-vis des codes les plus traditionnels de ce courant artistique, les bambous constituent un sujet récurrent de son œuvre tout au long de sa carrière. Il en produit de nombreux exemples aussi bien au sein de l’Académie de peinture orientale que dans le silence de son atelier et témoigne, ce faisant, de sa volonté de conserver vivante la tradition picturale dont il est issu et dont il reste, malgré son vocabulaire contemporain, un fidèle représentant.
Le peintre des bambous
Œuvres
Bambous (대나무, 竹)
Bambous (대나무, 竹)
Bambous (대나무, 竹)
Les années 1960 constituent une intense période d’expérimentations techniques et formelles. Les collages pratiqués à partir de pages de Paris Match déchirées ou de papier de riz peints au préalable cèdent petit à petit la place à des compositions qui mêlent peinture et éléments collés plus ou moins épars. C’est dans ces dernières œuvres que Lee Ungno expérimente les techniques à base de colle de poisson, qu’il emploie ensuite régulièrement jusqu’à son incarcération en Corée du sud en 1967. Cette substance incolore empêche l’encre de se diffuser dans le papier et permet ainsi de peindre des motifs qui apparaissent en réserve après application des couleurs ou de l’encre. Ils rappellent, par leur référence évidente à la calligraphie autant que par l’inversion du positif et du négatif, la technique de l’estampage, largement employée en Extrême-Orient pour reproduire sur papier des inscriptions gravées.
Ecrire l’abstraction
Œuvres
Composition (구성)
Composition (구성)
Composition (구성)
Dans les œuvres produites pendant l’incarcération en Corée du Sud pour espionnage, entre 1967 et 1969, apparaissent des formes nouvelles, dérivées des simili-caractères de la période précédente. Ceux-ci prennent plus d’épaisseur et de rotondité, tandis que leur disposition respecte toujours des structures spatiales issues de la calligraphie, ainsi qu’en témoignent les compositions en bandes verticales qui deviennent récurrentes dans les œuvres de la décennie suivante. Sur le plan de la mise en forme, l’inventivité de la période précédente perdure et s’amplifie. Lee Ungno utilise ainsi aussi bien des techniques d’impression au moyen de matrices gravées que le gaufrage du papier et le collage de matériaux divers. Après sa découverte de l’art précolombien, les motifs s’enrichissent également d’une iconographie et de couleurs primaires vives ou aux tonalités assourdies, caractéristiques de l’art d’Amérique latine.
Du signe à la forme
Œuvres
Vagues (물결, 浪)
Composition (구성)
Au début des années 1980, après près de deux décennies consacrées presque exclusivement à l’abstraction, hors démonstrations et cours de l’Académie de peinture orientale, Lee Ungno s’adonne à nouveau à la réalisation de paysages monochromes ou polychromes sur papier. Ces œuvres témoignent, par-delà la variabilité des styles employés antérieurement, de la permanence chez Lee Ungno d’un vocabulaire formel et de sujets ancrés dans la tradition de la peinture coréenne. Certaines peintures sont ainsi très proches formellement de productions du début des années 1950. Le travail effectué au sein de l’Académie permet en effet à Lee Ungno de ne jamais rompre tout à fait avec sa première carrière et de revenir ainsi naturellement à la fin de sa vie à la figuration et à un style employé déjà trente ans auparavant.
Continuités et renouveau du paysage
Œuvres
Paysage (풍경, 風景)
Paysage (풍경, 風景)
Employé d’une compagnie publicitaire dans les années 1920, Lee Ungno apprend très tôt à exprimer sa créativité sur des supports variés dans le cadre de commandes ou de travaux plus personnels dont témoignent les reliefs et les sculptures en bois des années 1960. L’incarcération en 1967 l’encourage dans cette voie. Disposant de moyens limités, il travaille dans un premier temps avec des matériaux de récupération : gamelle de métal sculptée, riz modelé, sauce de soja employée comme encre... Les deux décennies qui suivent sa sortie de prison sont marquées par l’éclectisme de ses travaux et des supports employés, du rocher du monastère Sudeok, gravé juste après sa libération, aux tuiles travaillées en bas-relief en France. Cette capacité à adapter ses techniques et son vocabulaire formel à divers types de surfaces l’amène à collaborer à de multiples reprises avec des institutions privées ou publiques spécialisées dans les arts décoratifs. Lee Ungno fournit ainsi des modèles à Baccarat, aux papier-peints Nobilis, à la Monnaie de Paris, au Mobilier national ainsi qu’à la manufacture de Sèvres.
Sculpture et arts décoratifs
Œuvres
Composition (구성)
Les Poissons (생선, 生鮮)
Epitaphe de Yi Kyŏngjik (1577-1640)
Les calligraphies abstraites des années 1970 laissent parfois apparaître des figures anthropomorphes stylisées, plus ou moins difficiles à identifier. Celles-ci prennent de plus en plus d’importance à la fin de la décennie et finissent par devenir le sujet principal des œuvres de l’artiste. Ces réunions de personnages, intitulées Foules, constituent la quasi-totalité des productions des années 1980, suite à la révolte de Gwangju écrasée dans le sang par le pouvoir sud-coréen. Rassemblements, sarabandes et danses, qui allient à la force dégagée par la masse des figures l’individualisation des attitudes et des mouvements, en viennent à symboliser pour Lee Ungno et pour de nombreux Coréens l’énergie du peuple ainsi que l’espoir en un avenir meilleur et plus démocratique.