Victor Hugo, en exil depuis 1851 et vivant à Guernesey depuis 1855, publie, en 1866, un nouveau roman « Les Travailleurs de la mer ». S’il a toujours dessiné parallèlement à son activité d’écrivain, si l’évocation de la mer, des bateaux, des phares et des naufrages, a depuis longtemps occupé le poète, il a réuni, autour de la rédaction des « Travailleurs de la mer », une brassée particulière de lavis plus ou moins attachés au récit, dont un certain nombre seront reliés par Hugo lui-même avec le manuscrit. Ces dessins n’illustrent pas, au sens classique du terme, les personnages et l’action du roman mais accompagnent le texte et traduisent, plutôt que de la lettre, une image de la pensée de Hugo.
Nous présentons ici une sélection de dessins de l’écrivain et de gravures réalisées d’après ces dessins pour une édition illustrée des « Travailleurs de la mer », ainsi que deux illustrations de François Chifflart accompagnant l’édition de 1868. Ils sont accompagnés d’extraits du roman.
Quel est le paysage de l’exil hugolien ? Une exploration des limites, une évocation de l’infini : le ciel immense, limpide ou tourmenté, les rochers aux formes découpées, la marée et son tumulte de vagues… Voilà ce que l’écrivain peut contempler depuis son bureau situé au sommet de sa maison de plain-pied dans cet immense rêve de l’océan.
Paysage
Ciel
Des lumières contrastées ou d’inquiétantes brumes dessinées à l’encre par Hugo sont transposées en gravure par Fortuné-Louis Méaulle avec une grande finesse.
Navire sur mer calme
La lueur du matin grandissait à l’est ; la blancheur de l’horizon augmentait la noirceur de la mer. En face, de l’autre côté, la lune se couchait. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, I, 1)
8 La Panse. Dans la Brume.
La mer était moins dormante sous la brume. On y entrevoyait quelques lames. Des lumières glacées flottaient à plat sur l’eau. Ces plaques de lueur sur la vague préoccupent les marins. Elles indiquent des trouées faites par le vent supérieur dans le plafond de brume. La brume se soulevait, et retombait plus dense. Parfois l’opacité était complète. Le navire était pris dans une vraie banquise de brouillard. Par intervalles ce cercle redoutable s’entr’ouvrait comme une tenaille, laissait voir un peu d’horizon, puis se refermait. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, VI,4)
36 Tempête. Vue du rivage.
C'est l'heure des tempêtes. La mer attend, et garde le silence. Quelquefois le ciel a mauvaise mine. Il est blafard, une grande panne obscure l'obstrue. Les marins regardent avec anxiété l'air fâché de l'ombre. Mais c'est son air satisfait qu'ils redoutent le plus. Un ciel riant d'équinoxe, c'est l'orage faisant patte de velours. Par ces ciels-là, la Tour des Pleureuses d'Amsterdam s'emplissait de femmes examinant l'horizon. Quand l'attente est trop longue, la mer ne trahit son impatience que par plus de calme. Seulement la tension magnétique se manifeste par ce qu'on pourrait nommer l'inflammation de l'eau. Des lueurs sortent de la vague. Air électrique, eau phosphorique. Les matelots se sentent harassés. Pour ceux qui sont en familiarité avec la mer, son aspect, dans ces instants-là, est étrange; on dirait qu'elle désire et craint le cyclone. De là son tremblement. L'immense mariage va se faire. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, III, 3)
Rochers
Écueils, brisants, récifs et rochers, tous dangereux pour la navigation, parsèment les abords de Guernesey. On les retrouve dans le roman : l’immense H majuscule des funestes Douvres où s’échoue la Durande, le diabolique rocher Ortach, et le rocher de l’Homme, lieu de disparition de Gilliatt.
[Les Travailleurs de la mer] Le Formidable rocher Douvres apparut.
À cinq lieues environ en pleine mer, au sud de Guernesey il y a un groupe d’écueils appelé les Rochers-Douvres. Ce lieu est funeste. Les oiseaux de mer sont là chez eux. C’est la haute mer. L’eau y est très profonde. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, VI, 1)
45 Les Douvres
Les Douvres (...) étaient deux pointes verticales, aiguës et recourbées, se touchant presque par le sommet. Ces deux tours naturelles de l’obscure ville des monstres ne laissaient entre elles qu’un étroit passage où se ruait la lame. Ce qui se fait là ne regarde plus le genre humain. C’est de l’utilité inconnue. Tel est l’isolement du rocher Douvres. Tout autour, à perte de vue, l’immense tourment des flots. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, VI, 1)
2 Le Rocher Ortach
Les pêcheurs normands de la Manche ont bien des précautions à prendre quand ils sont en mer, à cause des illusions que le diable fait. On a longtemps cru que saint Maclou habitait le gros rocher carré Ortach, qui est au large entre Aurigny et les Casquets, et beaucoup de vieux matelots d’autrefois affirmaient l’y avoir très souvent vu de loin, assis et lisant dans un livre. Aussi les marins de passage faisaient-ils force génuflexions devant le rocher Ortach jusqu’au jour où la fable s’est dissipée et a fait place à la vérité. On a découvert et l’on sait aujourd’hui que ce qui habite le rocher Ortach, ce n’est pas un saint, mais un diable. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, I, 2)
[Les Travailleurs de la mer] Entre les pointes de rochers.
La nuit, sur la pointe des rochers suspects, des clartés invraisemblables, aperçues, dit-on, et affirmées par des rôdeurs de mer, avertissent ou trompent. Ces mêmes rôdeurs, hardis et crédules, distinguent sous l’eau l’holothurion des légendes, cette ortie marine et infernale qu’on ne peut toucher sans que la main prenne feu.V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, I, 5)
Vagues
L’image de la vague, de sa puissance démesurée, revient inlassablement sous la plume de Hugo. Métaphore d’une vie ballotée entre liberté et vertige, naufrage et rédemption, la vague remplit tantôt la page entière – ou surgit en se démarquant du ciel. On trouve également, à la même époque, plusieurs images de vague du photographe Gustave le Gray. Victor Hugo en possédait une.
39 Tempête. La Vague.
L’eau est souple parce qu’elle est incompressible. Elle glisse sous l’effort. Chargée d’un côté, elle échappe de l’autre. C’est ainsi que l’eau se fait l’onde. La vague est sa liberté. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, III, 2)
[Les Travailleurs de la mer] Le Vieux Saint Malo. Près du quai.
Le brise-lames allait être encore assailli. Un nouveau coup de mer venait. Cette lame fut rudement assenée ; une deuxième la suivit, puis une autre et une autre encore, cinq ou six en tumulte, presque ensemble ; enfin une dernière, épouvantable. Celle-ci, qui était comme un total de forces, avait on ne sait quelle figure d’une chose vivante. Il n’aurait pas été malaisé d’imaginer dans cette intumescence et dans cette transparence des aspects d’ouïes et de nageoires. Elle s’aplatit et se broya sur le brise-lames. Sa forme presque animale s’y déchira dans un rejaillissement. Ce fut, sur ce bloc de rochers et de charpentes, quelque chose comme le vaste écrasement d’une hydre. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, III, 6)
Plusieurs dessins représentant des paysages marins, des tempêtes ou des bateaux ont été faits par Hugo avant ou pendant l'écriture des « Travailleurs de la mer ». Sans en être des illustrations littérales, Hugo les a fait relier avec son manuscrit. Ils seront par la suite transposés en gravure pour être publiés dans une édition illustrée des « Travailleurs de la mer » en 1882. À cette occasion, ils font l’objet d’un album séparé.
En mer
Bateaux
Dans le roman de Hugo, la Durande – premier bateau à vapeur dans la Manche est un défi au monde lancé par l'armateur à demi ruiné - Mess Lethierry. Mis à l’eau le 14 juillet, ce bateau fut d’abord qualifié par les habitants de Guernesey de « libertinage » et de « devil –boat», la Durande est présentée ici comme une étrange hybride - l'épaisse fumée contraste avec l'écume et les remous des vagues.
"Exil"
Je dédie ce livre au rocher d’hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l’île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau probable. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», (dédicace)
La Durande
Jamais la Durande n’avait mieux travaillé en mer que ce jour-là. Elle se comportait merveilleusement. Le temps était toujours clair et beau. Cependant les chalutiers rentraient. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, VI, 3)
La Durande
Quelquefois, le soir, après le soleil couché, on voyait entrer dans le goulet de Saint-Sampson, on ne sait quelle masse informe, une silhouette monstrueuse qui sifflait et crachait [en] se ruant vers la ville avec un effrayant battement de nageoires et une gueule d’où sortait de la flamme. C’était Durande. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, III, 1)
Tempête
Jouant sur les contrastes, les noirs profonds, les éclats de lumière, Hugo parvient dans ses dessins à restituer la violence de la tempête, le fracas des vagues, la force des vents, la désolation des rivages et des grèves. La gravure se prêtait particulièrement à la transposition de ces atmosphères tourmentées.
30 La Durande. Gros temps.
Ce fut un instant singulier. Puis le navire entier plongea sous la brume. Le soleil ne fut plus qu’une espèce de grosse lune. Brusquement, tout le monde grelotta. Tout était blafard et blême. La cheminée noire et la fumée noire luttaient contre cette lividité qui enveloppait le navire. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, VI, 4)
[Les Travailleurs de la mer] Tempête. Barque fuyant sous le vent.
La barque, aperçue sur plusieurs points de la côte de Guernesey dans la soirée précédente à des heures diverses, était, on l’a deviné, la panse. Gilliatt avait choisi le long de la côte le chenal à travers les rochers ; c’était la route périlleuse, mais c’était le chemin direct. Prendre le plus court avait été son seul souci. Les naufrages n’attendent pas, la mer est une chose pressante, une heure de retard pouvait être irréparable. Il voulait arriver vite au secours de la machine en danger. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, I, 1)
35 Tourmente. Arbres tordus.
Tout l’abîme est impliqué dans une tempête. L’océan entier est dans une bourrasque. La totalité de ses forces y entre en ligne et y prend part. Une vague, c’est le gouffre d’en bas ; un souffle, c’est le gouffre d’en haut. Avoir affaire à une tourmente, c’est avoir affaire à toute la mer et à tout le ciel. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, III, 3)
Naufrage
Le naufrage est à la fois le thème central des « Travailleurs de la mer » et un sujet récurrent dans l’œuvre écrite et dessinée de Victor Hugo. Le naufrage de la Durande, échouée entre les rochers des Douvres bouleverse la vie des habitants de l’île. On trouvera une autre évocation saisissante d’un naufrage dans le roman que Victor Hugo écrit en 1869 : « L'Homme qui rit ».
"Ces deux piliers, c'étaient les Douvres"
L'espèce d'immense H majuscule formée par les deux Douvres ayant la Durande pour trait d'union, apparaissait à l'horizon dans on ne sait quelle majesté crépusculaire. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, I, 1)
[Les Travailleurs de la mer] L'épave
Un nuage trop lourd se casse par le milieu, et tombe en morceaux dans la mer. D’autres nuages, pleins de pourpre, éclairent et grondent, puis s’obscurcissent lugubrement ; le nuage vidé de foudre noircit, c’est un charbon éteint. Des sacs de pluie se crèvent en brume.V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, III, 2)
49 Désemparé
Voir le dedans de la mer, c’est voir l’imagination de l’inconnu. C’est la voir du côté terrible. Le gouffre est analogue à la nuit. Là aussi il y a sommeil, sommeil apparent du moins, de la conscience de la création. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, VI, 1)
Le noble petit peuple de la mer auquel Hugo dédie son roman, allie la connaissance des vents, rochers et flots à celle des êtres monstrueux et des esprits maléfiques qui peuplent la mer et qu’il faut craindre. Les pays de marins sont pleins de légendes et de superstitions, auxquelles le poète ne pouvait qu’être sensible.
Peuple du rocher
Personnages du roman
De façon assez exceptionnelle, car il ne l’a fait pour aucun autre roman, Hugo a laissé l’image de plusieurs des personnages des « Travailleurs de la mer » : Gilliatt, Mess Lethierry, l’armateur de la Durande, sa nièce Déruchette et quelques marins de Guernesey. Hugo joue là aussi des ressources de la technique du lavis pour faire surgir les visages – voyez celui de Gilliatt – de l’épaisseur de l’encre.
Mess Lethierry
Mess Lethierry avait le cœur sur la main ; une large main et un grand cœur. Son défaut, c’était cette admirable qualité, la confiance. [Il avait] quelque chose d’un taureau et quelque chose d’un enfant, un nez presque camard, des joues puissantes, une bouche qui a toutes ses dents, un froncement partout sur la figure, une face qui semble avoir été tripotée par la vague et sur laquelle la rose des vents a tourné pendant quarante ans, un air d’orage sur le front, une carnation de roche en pleine mer ; et maintenant mettez dans ce visage dur un regard bon, vous aurez mess Lethierry. Mess Lethierry avait deux amours : Durande et Déruchette. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, II, 4)
32 Raillant la vapeur
La chose, on le comprend de reste, prit d’abord fort mal. Tous les propriétaires de coutres faisant le voyage de l’île guernesiaise à la côte française jetèrent les hauts cris. On vit distinctement les cornes du diable sur la tête des bœufs que le bateau à vapeur apportait et débarquait. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, I, 4)
[Les Travailleurs de la mer] Déruchette
Avoir un sourire qui, on ne sait comment, diminue le poids de la chaîne énorme traînée en commun par tous les vivants, que voulez-vous que je vous dise, c’est divin. Ce sourire, Déruchette l’avait. Disons plus, Déruchette était ce sourire. Déruchette n’était pas une parisienne, mais n’était pas non plus une guernesiaise. Elle était née à Saint-Pierre-Port, mais mess Lethierry l’avait élevée. Il l’avait élevée pour être mignonne ; elle l’était. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, III, 1)
Gilliatt
Gilliatt était l'homme du songe. De là ses audaces, de là aussi ses timidités. Il avait ses idées à lui. Peut-être y avait-il en Gilliatt de l'halluciné et de l'illuminé. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, I, 7)
"Son poing armé s'abattit sur la bête"
Ce monstre était l’habitant de cette grotte. Il était l’effrayant génie du lieu. Sorte de sombre démon de l’eau. Elle était là chez elle. Gilliatt avait enfoncé son bras dans le trou ; la pieuvre l’avait happé. Elle le tenait. Des huit bras de la pieuvre, trois adhéraient à la roche, cinq adhéraient à Gilliatt. De cette façon, cramponnée d’un côté au granit, de l’autre à l’homme, elle enchaînait Gilliatt au rocher. Gilliatt avait sur lui deux cent cinquante suçoirs. (...) au moment où la bête allait mordre sa poitrine, son poing armé s’abattit sur la bête. Il y eut deux convulsions en sens inverse, celle de la pieuvre et celle de Gilliatt. Ce fut comme la lutte de deux éclairs. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, IV, 3)
Monstres et créatures
L’immense pieuvre affrontée par Gilliatt dans un combat acharné, n’est pas le seul monstre des « Travailleurs de la mer ».
[Les Travailleurs de la mer] La Pieuvre
Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue. Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire. Dans les écueils de pleine mer, là où l’eau étale et cache toutes ses splendeurs, dans les creux de roches non visités, dans les caves inconnues où abondent les végétations, les crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de l’océan, le nageur qui s’y hasarde, entraîné par la beauté du lieu, court le risque d’une rencontre. Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre ébloui, on sort terrifié. La pieuvre n’a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d’ailerons tranchants, pas d’ailerons onglés, pas d’épines, pas d’épée, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents. La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse. V. Hugo, "Les Travailleurs de la mer" V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, IV, 2)
[Les Travailleurs de la mer] Démon de la mer
Voir le dedans de la mer, c’est voir l’imagination de l’inconnu. C’est la voir du côté terrible. Là, dans une paix affreuse, les ébauches de la vie, presque fantômes, tout à fait démons, vaquent aux farouches occupations de l’ombre. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, VI, 1)
[Les Travailleurs de la mer] Le Roi des Auxcriniers
Les ignorants seuls ignorent que le plus grand danger des mers de la Manche, c’est le roi des Auxcriniers. On voit sa forme s’ébaucher dans le brouillard, dans la rafale, dans la pluie s’il y a à l’horizon des navires en détresse, blême dans l’ombre, la face éclairée de la lueur d’un vague sourire, l’air fou et terrible, il danse. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, I, 4)
52 L'Esprit de la tempête devant Gilliatt
C’est à cet instant-là qu’au plus noir de la nuée apparaît, ce cercle de lueur bleue que les vieux marins espagnols nommaient l’œil de la Tempête, el ojo de tempestad. Cet œil lugubre était sur Gilliatt. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 2, III, 6)
Vieux Guernesey
Le Guernesey des années 1820 est dépeint par Hugo avec ses bourgs, ses criques et ses maisons « visionnées » par les esprits, les brigands ou les exclus…
15 Guernesey. Ancien Saint-Sampson.
Gilliatt habitait la paroisse de Saint-Sampson. Il n’y était pas aimé. Il y avait des raisons pour cela. (...) La maison qu’habitait Gilliatt avait été visionnée et ne l’était plus. Elle n’en était que plus suspecte. (…) Cette maison se nommait le Bû de la rue. Elle était située à la pointe d’une langue de terre ou plutôt de rocher qui faisait un petit mouillage à part dans la crique de Houmet-Paradis. Il y a là une eau profonde. Cette maison était toute seule sur cette pointe presque hors de l’île, avec juste assez de terre pour un petit jardin. Les hautes marées noyaient quelquefois le jardin. Entre le port de Saint-Sampson et la crique de Houmet-Paradis, il y a la grosse colline que surmonte ce bloc de tours et de lierre appelé le château du Valle ou de l’Archange, en sorte que de Saint-Sampson on ne voyait pas le Bû de la Rue. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, I, 2)
Guernesey. La Maison visionnée.
Cette maison ajoute l’effroi à la solitude. Elle est, dit-on, visionnée. Hantée ou non, l’aspect en est étrange. Cette maison, bâtie en granit et élevée d’un étage, est au milieu de l’herbe. (…) À l’horizon, aucune habitation humaine. Cette maison est une chose vide où il y a le silence. La nuit, la lune lugubre entre là. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, V, 4)
[Les Travailleurs de la mer] Le Catel
Toute la mer est autour de cette maison. Sa situation est magnifique, et par conséquent sinistre. La beauté du lieu devient une énigme. Pourquoi aucune famille humaine n’habite-t-elle ce logis ? La place est belle, la maison est bonne. D’où vient cet abandon ? Aux questions de la raison s’ajoutent les questions de la rêverie. Cela s’ouvre aux songes ; et c’est par des apparitions, par des larves, par des faces de fantômes vaguement distinctes, par des masques dans des lueurs, par de mystérieux tumultes d’âmes et d’ombres, que la croyance populaire, à la fois stupide et profonde, traduit les sombres intimités de cette demeure avec la nuit. La maison est « visionnée » ; ce mot répond à tout. V. Hugo, «Travailleurs de la mer», ( 1, V, 4)