Avant de devenir un écrivain célèbre, Honoré de Balzac fut, on le sait moins, éditeur, imprimeur et fondeur de caractères typographiques. Les trois années que durèrent cette expérience (1825-1828), bien que financièrement désastreuses, lui permirent de maîtriser plusieurs métiers du livre, ce dont l’écrivain saura tirer parti pour la rédaction et la publication de ses propres textes. Comme l’ensemble de son œuvre littéraire, les documents édités ou imprimés sous sa direction témoignent de son goût pour le travail bien fait : pour Balzac, le livre n’est pas seulement l’incarnation d’une pensée, c’est un objet d’art à part entière.
C’est par cette heureuse expression que Balzac se présente dans une lettre de 1827, au moment où il achève son expérience commencée par le métier d’éditeur (ou de « libraire », suivant l’expression de l’époque), poursuivie en tant qu’imprimeur (1826-1827) puis fondeur de caractères en (1827-1828).
Balzac « homme de lettres de plomb »
L’édition
En 1825 en effet, le jeune Balzac s’associe avec Urbain Canel et d’autres éditeurs afin de publier une collection de livres dont la formule lui paraît pleine d’avenir. Il s’agit de publier les œuvres complètes de grands écrivains français dans une édition compacte comme le demandait le public, accompagnées de nombreuses illustrations : en plus du portrait de l’auteur en frontispice, la première page de chaque chapitre présente un bandeau non pas décoratif mais relatif au texte imprimé. Les livres illustrés sont plus appréciés du public que ceux qui sont dépourvus de figures, malgré leur prix plus élevé. Même si son nom n’apparaît pas sur les volumes, Balzac participe à la publication des Oeuvres complètes de Molière et à celles de La Fontaine. Achille Devéria, alors jeune dessinateur, exécute les illustrations gravées sur bois de bout par Charles Thompson, artiste d’origine anglaise qui maîtrisait parfaitement cette nouvelle technique et lui donna ses lettres de noblesse.
Autoportrait d'Achille Devéria
Molière, Oeuvres complètes, Paris : Urbain Canel : Delongchamps : Baudoin frères,1826
La Fontaine, Oeuvres complètes, Paris : A. Sautelet,1826
L’imprimerie
Malheureusement, les deux publications ne rencontrent pas le succès escompté et Balzac pense se remettre de ce premier échec financier en rachetant l’imprimerie de Jean-Joseph Laurens. Il s’associe avec le prote (chef d’atelier typographique) André Barbier en juillet 1826. Installé au cœur de Paris (rue des Marais-Saint-Germain, aujourd’hui rue Visconti), l’atelier est composé, en 1827, de matériel d’impression en creux sur métal (cuivre et acier), de sept presses à bras typographiques en fer Stanhope (impression en relief) et d’une presse à satiner (pour aplanir les feuilles après l’impression).
Balzac est chargé des relations avec les clients. Il n’imprime pas lui-même mais fait imprimer dans son imprimerie deux de ses textes : la première version de la Physiologie du mariage, qui connaîtra un grand succès dans la première édition du texte parue, remaniée et complétée, en 1829. L’édition imprimée en 1826, dite « pré-originale » est un ouvrage unique d’autant plus précieux qu’il témoigne des goûts de Balzac pour les belles impressions et les matériaux de qualité, l’ouvrage étant relié de plein maroquin (peau de bouc ou de chèvre tannée) sobrement décoré. Balzac fait aussi imprimer aussi son Album historique et anecdotique, où il commente l’actualité littéraire. Il appose sur la page de titre une vignette dessinée par Achille Devéria, en tant que marque d’imprimeur. Jeune femme enjouée luttant « contre les facéties du vent » comme l’indique la devise latine « Ne ludibria ventis », cette joyeuse allégorie de l’imprimerie ne rend pas compte des difficultés rencontrées par Balzac dans cette entreprise.
Facture sur papier à en-tête de l'imprimerie H. Balzac et A. Barbier
Façade de la maison habitée par Honoré de Balzac, 17 rue Visconti, VIe arrondissement, Paris
Pl. XIV. / Imprimerie, l'opération d'imprimer et plan de la presse
L'Album historique et anecdotique, Paris : Librairie ancienne et moderne,1827
Honoré de Balzac, Physiologie du mariage [s.l], [s.n.], 1826
Chambre de la maison habitée par Honoré de Balzac, 17 rue Visconti, VIe arrondissement, Paris
La fonderie de caractères
C’est pour tenter de diversifier leur activité et obtenir de nouvelles sources de revenus que Balzac et André Barbier s’associent, en juillet 1827, avec le fondeur de caractères Jean-François Laurent et rachètent, en septembre de la même année, le matériel typographique (poinçons, matrices, caractère et vignettes) de l’imprimerie Gillé, fondée au XVIIIe siècle. Balzac et ses associés conçoivent alors le catalogue des caractères typographiques qu’ils proposent à leurs clients. Ces Spécimen des caractères, dont la Maison de Balzac possède l’exemplaire de travail de Balzac, témoigne de la variété du matériel possédé par la fonderie : variété des caractères (français mais aussi étrangers, y compris relatifs aux écritures non latines), variété des encadrements de pages, mais aussi variété des motifs décoratifs issus de la collection Gillé (de style rocaille, typique du XVIIIe siècle) ou plus modernes, tels ceux dessinés par Henry Monnier ou Achille Devéria (comme celui qui sera choisi comme marque d’imprimeur par Balzac, présenté dans le catalogue sous le n° 1142).
Cependant tous les efforts de Balzac et de ses associés, qui imprimèrent plus de trois cents documents dans les domaines les plus variés (littérature, ouvrages documentaires, mais aussi travaux de ville tels que publicités, affiches commerciales et cartes de visite) ne permirent pas d’éviter la faillite de l’entreprise. Balzac cède son brevet d’imprimeur à son associé André Barbier, et ses parts dans le capital de l’entreprise à Alexandre de Berny (le fils de sa maîtresse Madame de Berny dite La Dilecta) qui saura faire fructifier l’imprimerie : le succès sera tel que l’entreprise, florissante, sera rachetée au début du XXe siècle par les célèbres typographes Jérôme et Charles Peignot, qui en feront un fleuron des industries graphiques françaises.
Balzac, quant à lui, gardera toujours le goût des éditions de qualité et des beaux caractères d’imprimerie. Plusieurs de ses textes témoignent de cet intérêt particulier : la méditation XXV de la Physiologie du mariage comporte plusieurs pages de caractères imprimés pour eux-mêmes, dans le désordre, rendant le texte illisible ; dans La Peau de chagrin, précédée d’une ligne serpentine comme tracée à la main (évocation de la vie mouvementée du héros), Balzac fait reproduire l’inscription énigmatique de la mystérieuse peau. L’insertion dans le cours du texte de la signature de Gobseck (dans Les Employés), d’une partition de musique (dans Modeste Mignon) et d’une plaquette publicitaire (dans César Birotteau) relève de la même fascination pour les possibilités techniques de l’imprimerie et les jeux typographiques.
Henri Monnier (IFF 261)
Spécimen des divers caractères, vignettes et ornemens typographiques de la fonderie de Laurent et de Berny, rue des Marais-Saint-Germain, n°17, Paris : impr. de H. Balzac,1828
Lettre de Mme Balzac à Charles Sédillot, 20 juillet 1828
Lettre à André Barbier
Un ouvrier imprimeur, compositeur d'imprimerie
Un atelier de femmes typographes
Balzac a su tirer profit de son expérience des métiers du livre en acquérant une connaissance approfondie du milieu et des techniques professionnels. Son œuvre littéraire comme ses relations avec les éditeurs et les illustrateurs en sont le témoignage.
Les souvenirs de Balzac écrivain
Personnages
Si l’expérience de Balzac dans les métiers du livre se solde par un échec financier, l’écrivain en retire un matériau de première main pour la rédaction de l’une des œuvres fondamentales de La Comédie humaine. « Œuvre capitale dans l’œuvre » comme il la présente lui-même, Illusions perdues rend compte, à travers ses personnages d’écrivains (Lucien de Rubempré, Daniel d’Arthez), d’éditeurs (Dauriat) et surtout d’imprimeurs (David et Ève Séchard) de l’impitoyable milieu littéraire et éditorial de l’époque. Sous la monarchie de Juillet, le secteur de la « librairie » comme on disait alors, est sujet à plusieurs crises économiques auxquelles les éditeurs font face en innovant dans tous les domaines : presses mécaniques remplaçant les presses à bras, fabrication du papier à base de pâte de bois en remplacement du papier chiffon devenu trop cher, recours à de nouvelles techniques d’impression de l’image (gravure sur bois de bout, lithographie) afin d’illustrer les publications pour les rendre plus attrayantes. Dans La Comédie humaine, l’importance de l’illustration est représentée en la personne de Bixiou, un des personnages majeurs des récits, qui réapparaît de roman en roman. Elle se manifeste aussi dans l’intérêt dont témoigne Balzac pour l’illustration de ses propres romans.
Michel Chrestien et Daniel d'Arthez avec les membres du cénacle
L’illustration des livres
En 1838, Balzac supervise l’édition de La Peau de chagrin publiée par les éditeurs Delloye et Lecou. On ne sait si c’est Balzac qui est à l’origine des modifications, certes minimes, que l’on constate entre les dessins préparatoires et les illustrations réellement publiées. Mais l’ouvrage témoigne de l’attrait de Balzac pour la nouvelle mise en page des illustrations, insérées dans le cours du texte depuis le début du XIXe siècle grâce à la technique de la gravure sur bois de bout imprimée en relief sur des presses typographiques. Ici, un gros effort a été réalisé pour insérer dans le texte les illustrations gravées en creux sur acier, afin de garantir la finesse du dessin et un tirage important : un passage de la même feuille sous deux presses différentes était nécessaire pour imprimer cette édition de qualité. L’ouvrage témoigne aussi des préférences de Balzac en matière d’iconographie. L’écrivain apprécie particulièrement le décor « à la cathédrale », dont les motifs architecturaux apparaissent sur la couverture (comme sur celle de l’Album anecdotique). Balzac tient aussi au respect de son texte par les illustrateurs, dont les images suivent très précisément les descriptions présentes dans le roman, qu’il s’agisse de portraits, de scènes mémorables ou de motifs allégoriques. À ce sujet, la vignette de titre est révélatrice du débat esthétique existant autour du « romantisme noir » : le squelette entraînant le héros dans un tombeau ouvert disparaît dans la réédition de l’ouvrage proposé par l’éditeur Houdaille, qui espère ainsi mieux vendre l’ouvrage et écouler les stocks d’invendus. L’intérêt de Balzac pour l’illustration des livres se vérifie encore dans son implication quant au choix des artistes appelés à illustrer la première édition de La Comédie humaine, où apparaissent, saisis pour la postérité, le père Goriot et Vautrin dessinés par Honoré Daumier et Eugénie Grandet dessinée par Célestin Nanteuil.
[Eléments d'architecture, rinceaux, moines, angelots, femmes et cavaliers]
[Portrait de Pauline Gaudin de Witschnau]
[Le banquet chez Taillefer, au salon]
[Le banquet chez Taillefer, au salon]
Portrait de Daumier
Portrait de Céléstin Nanteuil (1813-1873), peintre, lithographe, directeur des Beaux-arts de Paris, conservateur du Musée de Dijon.
Manuscrits et épreuves corrigées
C’est sans doute dans son travail de correcteur des épreuves imprimées de ses textes qu’apparaît avec le plus d’éclat la maîtrise de Balzac dans les métiers du livre. Travailleur infatigable et exigeant, l’écrivain pouvait modifier ses textes jusqu’à dix-sept fois avant d’en autoriser la publication. Le constant travail de réécriture de Balzac, qui exténuait les compositeurs typographes, se voit dans ses manuscrits que l’écrivain corrigeait avec un grand souci d’exactitude, comme en témoigne le manuscrit du Cabinet des Antiques. Mais les modifications successives de Balzac sont surtout bien visibles dans ses épreuves corrigées, notamment celles du poème « La Pâquerette » rédigé par Lucien de Rubempré dans Illusions perdues. Ainsi, plus encore que l’écrivain renommé attaché au respect de son texte, c’est le fin connaisseur des pratiques éditoriales qui se révèle dans les relations de Balzac avec les multiples éditeurs de son œuvre exceptionnelle.
Manuscrit de la Préface pour Le Cabinet des Antiques par Honoré de Balzac
Epreuve corrigée pour le sonnet « La Pâquerette »
Lettre de Balzac à Hippolyte Souverain sur la mise en page du sonnet « La Pâquerette »
Lettre de Balzac au prote Thuau
Consulter en ligne :
- les ouvrages imprimés par Balzac conservés à la bibliothèque de la Maison de Balzac ;
- le Spécimen des divers caractères de l’imprimerie de Balzac ;
- les Oeuvres complètes de Molière et les Oeuvres complètes de La Fontaine éditées par Balzac et U. Canel ;
- le Catalogue de l’exposition Balzac imprimeur et défenseur du livre ;
- Balzac imprimeur, par Nicole Mozet ;
- les ouvrages sur Balzac et l’imprimerie conservés à la bibliothèque de la Maison de Balzac ;
- « Balzac et le livre » sur le site internet de la Maison de Balzac ;
- le parcours de la salle de l’imprimerie du musée Balzac à Saché ;
- la présentation du roman Illusions perdues (Les deux poètes, Un grand homme de province à Paris, Ève et David).